Une visite
Le lendemain matin, seul le haut du mât principal de la Vengeance, auquel flottaient des lambeaux de la grand-voile, dépassait encore de la boue. Jenna n’avait aucun désir de contempler les restes du vaisseau ténébreux, mais elle tenait à constater sa destruction de ses propres yeux, comme le feraient tous les autres occupants du cottage une fois levés. Elle referma ensuite le volet et se détourna de la fenêtre. Un autre bateau attendait sa visite.
En dépit de l’heure matinale, elle fut accueillie dehors par un beau soleil printanier. Le bateau dragon flottait majestueusement à la surface du fossé, le cou tendu, savourant la caresse du soleil sur sa tête dorée pour la première fois depuis de nombreux siècles. Jenna cligna les paupières, éblouie par le miroitement des écailles vertes de son cou et de sa queue et par les reflets des dorures de sa coque. Le dragon aussi fermait à demi les yeux. Après avoir cru qu’il dormait, elle comprit qu’il se protégeait également de l’éclat du soleil. Depuis qu’Hotep-Râ l’avait enseveli sous terre, il n’avait connu que la clarté voilée des lanternes.
Jenna descendit le sentier menant au débarcadère. Le bateau était beaucoup plus imposant que dans son souvenir. Il occupait tout l’espace entre les deux berges du fossé maintenant que la décrue était achevée. Craignant qu’il se sente à l’étroit, elle se haussa sur la pointe des pieds et posa la main sur son cou.
Bonjour, Votre Altesse, fit la voix du dragon dans sa tête.
— Bonjour, dragon. J’espère que tu te trouves bien dans ce fossé.
Je suis entouré d’eau, de soleil, et l’air sent le sel. Que pourrais-je souhaiter de plus ?
— Rien du tout, acquiesça Jenna.
Elle s’assit sur le débarcadère et regarda les volutes de la brume matinale se désagréger sous les rayons du soleil. Satisfaite, elle s’adossa au bateau et écouta plonger et barboter les différents hôtes du fossé. Elle était à présent habituée à la faune du marais. Elle ne frissonnait plus au passage des anguilles qui remontaient le fossé durant leur périple vers la mer des Sargasses. Elle ne prêtait plus trop attention aux nixes, même si elle avait cessé de patauger pieds nus dans la vase depuis que l’une d’elles avait agrippé son gros orteil. Tante Zelda avait dû menacer la nixe avec une fourchette à rôti pour l’obliger à lâcher prise. Jenna en était presque arrivée à aimer le python géant, mais sans, doute était-ce parce qu’il n’avait pas reparu depuis le dégel. Elle reconnaissait chaque créature aux bruits qu’elle faisait. Mais alors qu’elle lézardait au soleil, prêtant une oreille distraite au flic-flac d’un rat d’eau et au glouglou d’une carpe, elle perçut une présence inhabituelle.
L’intrus poussait des geignements pathétiques. Soufflant tel un phoque, il tomba dans l’eau avec un gros plouf et geignit de plus belle. Jenna n’avait jamais rien entendu de tel. Qui plus est, la créature paraissait énorme. Faisant en sorte de ne pas être vue, Jenna se glissa derrière la queue du bateau dragon, enroulée sur le débarcadère, et tenta d’apercevoir le responsable de ce vacarme.
C’était l’apprenti.
Couché à plat ventre sur une planche goudronnée qui avait tout l’air de provenir de la Vengeance, il se déplaçait le long du fossé en pagayant avec les mains. Il semblait épuisé. Sa robe vert sale collait à son corps et dégageait de la vapeur sous les rayons du soleil. Ses cheveux noirs et raides pendaient devant ses yeux. Il avait à peine la force de relever la tête pour voir où il allait.
— Va-t’en ! hurla Jenna. Ouste !
Elle ramassa un caillou dans l’intention de le lui jeter, mais il la supplia :
— Par pitié, non...
Nicko apparut au même moment.
— Qu’est-ce qui se passe, Jen ?
Puis il suivit la direction du regard de Jenna et cria à son tour :
— Toi, dégage !
L’apprenti poussa néanmoins sa planche contre le débarcadère et resta étendu dessus.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Jenna.
— Je... La Vengeance... Coulée. Je me suis échappé.
— Les rats quittent le navire avant le naufrage, cita Nicko.
— Des... choses sont montées à bord, raconta le garçon en frissonnant. Marron, boueuses. Elles ont tiré le bateau au fond du marais. Je ne pouvais plus respirer. Tous les autres sont partis. S’il vous plaît, aidez-moi.
Jenna sentit sa résolution chanceler. Si elle s’était levée aussi tôt, c’est parce qu’elle n’avait pas arrêté de rêver que des bobelins hurlants l’attiraient au fond de la vase. Elle eut un haut-le-corps. Si elle était incapable d’y penser sans trembler, que devait éprouver ce malheureux qui avait réellement vécu ce cauchemar ?
La voyant hésiter, l’apprenti tenta à nouveau sa chance :
— Je... je regrette d’avoir blessé votre animal.
— Boggart n’est pas un animal ! Et il n’appartient à personne. C’est un habitant du marais.
— Oh !
Comprenant qu’il avait commis une erreur, il revint à sa précédente tactique :
— Pardon. J’avais si peur...
Jenna se radoucit.
— On ne peut pas le laisser là, dit-elle à Nicko.
— Et pourquoi pas ? À moins qu’il pollue l’eau du fossé...
— On ferait mieux de le ramener à la maison. Viens, dit-il à l’apprenti, donne-moi ta main.
Ils l’aidèrent à se hisser sur le débarcadère et remontèrent le sentier en le portant plus ou moins.
— Eh bien, voyez un peu ce que le chat nous a rapporté, s’exclama tante Zelda à leur arrivée.
Nicko et Jenna laissèrent tomber le garçon devant la cheminée, réveillant 412.
Ce dernier les regarda avec des yeux troubles, se leva et s’éloigna. Il avait perçu une étincelle de Magyk noire quand l’apprenti était entré.
Le garçon s’assit, pâle et tremblant, devant le feu. Il n’avait pas l’air dans son assiette.
— Ne le quitte pas des yeux, Nicko, recommanda tante Zelda. Je vais lui préparer une boisson chaude.
Elle revint avec une tasse d’infusion de chou et de camomille. L’apprenti grimaça mais but jusqu’à la dernière goutte. Au moins, c’était chaud.
— Tu ferais bien de nous dire ce que tu es venu faire ici, reprit Zelda quand il eut fini. Ou plutôt, tu ferais bien de le dire à dame Marcia. Marcia, nous avons de la visite.
Marcia venait d’apparaître sur le seuil. Elle était sortie tôt et avait fait le tour de l’île à pied, en partie pour voir ce qu’était devenue la Vengeance, mais surtout pour respirer l’air doux et printanier et le parfum encore plus suave de la liberté. Ses cinq semaines de captivité l’avaient amaigrie et des cernes soulignaient encore ses yeux. Toutefois, elle avait bien meilleure allure que la veille. Sa robe et sa tunique de soie pourpre étaient propres et repassées, grâce à un sort de détachage en profondeur qui l’avait débarrassée de toute trace de Magyk noire. Du moins l’espérait-elle : la Magyk noire avait tendance à s’incruster et elle avait dû insister pour l’éliminer. Sa ceinture brillait après un polissage extralustrant et l’amulette d’Akhentaten était suspendue à son cou. Elle avait récupéré ses pouvoirs et son titre de magicienne extraordinaire. Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes... sans les caoutchoucs.
Elle bazarda les horreurs qui déshonoraient ses pieds près de la porte et risqua un œil à l’intérieur du cottage, qui lui parut bien sombre en comparaison avec l’extérieur. L’obscurité était particulièrement dense devant la cheminée. Quand elle eut identifié le visiteur, son visage se rembrunit.
— Ah ! la vermine, grinça-t-elle.
L’apprenti garda le silence. Il coula un regard en biais vers Marcia, et ses yeux de jais s’attardèrent un instant sur l’amulette.
— Que personne ne le touche, avertit Marcia.
Un peu surprise par le ton de sa voix, Jenna s’écarta de l’apprenti, tout comme Nicko. 412 se rapprocha de Marcia.
Resté seul près du feu, l’apprenti se retrouva au centre d’un cercle hostile. Il n’avait pas prévu ce revirement. Ces gens auraient dû avoir pitié de lui. Il avait déjà mis la Pouline dans sa poche, ainsi que la sorcière blanche. C’était bien sa veine que l’ex-magicienne extraordinaire ait surgi au mauvais moment ! Il grimaça de dépit.
Jenna ne le quittait pas des yeux. Il lui semblait différent, mais elle n’aurait su dire en quoi. Elle imputa ce changement à la nuit de cauchemar qu’il venait de vivre. N’importe qui aurait eu le même regard sombre et hagard après avoir été traîné dans la boue par des centaines de bobelins piailleurs.
Marcia, elle, savait en quoi le garçon était différent. L’explication lui était apparue durant sa promenade matinale, et ce spectacle avait bien failli lui faire rendre son petit déjeuner. (À vrai dire, il ne fallait pas grand-chose pour faire remonter les petits déjeuners que leur servait Zelda.)
Quand l’apprenti se releva d’un bond et se rua sur elle, les mains tendues vers sa gorge, elle l’attendait de pied ferme. Elle décrocha ses doigts de l’amulette et le projeta dehors d’un éclair accompagné d’un coup de tonnerre retentissant.
Le garçon atterrit dans le chemin, inconscient. Tous se pressèrent autour de lui.
— Vous y êtes allée un peu fort, remarqua tante Zelda, choquée. Ça a beau être l’enfant le plus odieux que j’aie eu la malchance de rencontrer, ça n’en est pas moins un enfant.
— Ça reste à prouver, répliqua Marcia d’un air sinistre. Je n’en ai pas fini avec lui. Reculez tous, je vous prie.
— Mais c’est notre frère, murmura Jenna.
— Je ne crois pas.
Tante Zelda posa une main sur le bras de Marcia :
— Je comprends parfaitement votre colère après une aussi longue captivité, mais vous n’avez pas le droit de vous venger sur un enfant.
— Je croyais que vous me connaissiez mieux que ça, Zelda. Ce n’est pas un enfant, mais DomDaniel.
— QUOI ?
— En tout état de cause, je ne suis pas une nécromancienne. Je n’ôterai jamais la vie à quelqu’un. Je me contenterai de le renvoyer là où il était quand il a commis cet épouvantable forfait, pour m’assurer qu’il n’en retirera aucun bénéfice.
— Non ! hurla le pseudo-apprenti.
DomDaniel détestait la voix fluette et nasillarde avec laquelle il était forcé de s’exprimer. Elle l’exaspérait déjà quand elle appartenait à ce damné gamin, mais depuis qu’elle sortait de sa bouche, il la trouvait carrément insupportable.
Il se releva avec effort. Il n’en revenait pas que son plan ait échoué. Il les avait tous roulés dans la farine. Aveuglés par la pitié, ils l’avaient introduit dans la maison où il aurait fini par déjouer leur surveillance et récupérer l’amulette. Et alors, les choses auraient tourné différemment. Désespéré, il tenta le tout pour le tout.
— De grâce, implora-t-il en se laissant tomber à genoux. Vous faites erreur. Ce n’est que moi. Je ne...
— Retire-toi ! ordonna Marcia.
— NON !
Mais elle
poursuivit :
Retourne où tu
étais
Lorsque tu étais
Ce que tu
étais !
DomDaniel disparut. Il était retourné à bord de la Vengeance, dans les noires profondeurs de la vase et de la tourbe.
Tante Zelda semblait bouleversée. Elle ne pouvait toujours pas croire que l’apprenti était réellement DomDaniel.
— Comment avez-vous pu faire une chose aussi affreuse, Marcia ? Pauvre garçon...
— Mon œil, oui ! la coupa Marcia. Venez, j’ai quelque chose à vous montrer.